Sondé, branché, implanté, le corps est plus que jamais l’objet d’une technique qui repousse à chaque nouvelle découverte les limites biologiques qu’imposent maladie et handicap. Les biomatériaux et puces électroniques sont aujourd’hui mariés aux tissus vivants, modelant un corps qu’on hésite à qualifier d’entièrement humain. En effet, de telles avancées en matière de technologies médicales ne se contentent pas de faire corps avec le sujet via une étrange intrication entre chair et matériaux non vivants, mais elles viennent véritablement faire le corps en remplaçant organes et fonctionnements déficients. Les enjeux psychiques que sous-tend une telle rencontre chez un sujet devenu hybride, et porteur sur le réel de son corps d’un étrange croisement entre animé et inanimé, ne sont pas sans nous poser question. Comment penser l’étrange statut limite de ces objets ? Au travers de deux expériences cliniques, l’une auprès d’enfants sourds, l’autre dans le service ORL d’un grand hôpital pédiatrique parisien, je propose d’interroger la réappropriation subjective d’une telle expérience dans l’histoire singulière de chacun.
La rencontre avec le monde sonore : quand l’étrangeté fait écho au familier
En nous confrontant à des sujets qualifiés trop longtemps d’ « hors langage », la surdité intrigue, questionne, mais surtout dérange les « entendants » et « parlants » que nous sommes. A la suite des dépistages plus ou moins précoces, une urgence se fait ressentir : « les faire accéder au monde sonore… et vite ! ». Pour de nombreux cas, l’implant cochléaire est aujourd’hui proposé par le corps médical. En ne se contentant plus d’amplifier les ondes sonores comme le faisaient jusque là les courantes prothèses, mais en stimulant directement le nerf auditif via un système complexe d’électrodes, l’implant s’inscrit depuis les années quatre vingt au cœur d’un débat entre craintes et espoirs. Mais comment l’ajout soudain d’un tel sens vient-il ou non prendre sens dans l’histoire du sujet ?
Le branchement de l’implant suscite des perceptions dépourvues de toute signification pour celui qui n’a jusqu’alors jamais, ou très peu, lié le son au sens. Bien que prévenue par les professionnels et anticipée par la vie fantasmatique du sujet, l’entrée dans le monde sonore s’inscrit du côté de l’étrangeté, de l’insoupçonné. Une rencontre avec le déconcertant qui n’est cependant pas sans faire écho avec certains vécus. A commencer par cette incompréhension plus ancienne, et si souvent éprouvée face à « l’autre qui dit ce que je n’entends pas », face aux lèvres des parents et proches entendants qui bougent inlassablement sans faire sens. L’impuissance du sujet éprouvée face à l’irruption de cet étranger ne résonne t-elle pas ainsi avec celle relative à sa situation même de handicap sensoriel, qui lui est si familière ? C’est bien ici le concept d’inquiétante étrangeté défini par Freud en 1919 que nous convoquons, « (…) cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier »1. Plus archaïquement, n’est-ce pas à cet autre type de heimlich, de familier, qu’est le bain sensoriel éprouvé à la naissance, auquel une telle rencontre renvoie ? A ce déjà connu qu’est l’arrivée soudaine de données perceptives extérieures appréhendées par les sens valides dès la sortie de la vie utérine ? Une incapacité première du sujet à donner sens aux productions sonores qui résonne alors avec l’« état de désaide »2, cette impuissance fondamentale inhérente à notre condition d’organisme humain immature, incapable de produire l’« action spécifique » sans le secours d’un autre perçu comme omnipotent. « Heureusement qu’il y a les entendants pour m’aider à comprendre… » nous dit Paul, 6 ans, récemment implanté. C’est peut-être bien ce vécu de dépendance à l’autre qui se trouve ravivé par le branchement. Non plus pour mettre fin à « la tension interne » causée par la faim comme le nouveau-né, mais bien pour attribuer un sens à cette multitude de données perceptives. C’est alors à cet autre entendant, l’orthophoniste, le professeur, mais aussi le parent, la fratrie, celui qui possède déjà ce lien fondamental entre son et sens, que peut être attribué cette toute puissance. De la frustration fondamentale qui émane d’une telle rencontre avec l’objet sonore naît alors un manque dans lequel le sujet sourd va inscrire son désir d’acquérir une certaine maîtrise de ce qui est décrit dans les premier temps comme de l’ « indomptable ».
Etre sourd, être entendant… ou être entre deux
Implanté, le sujet sourd n’en devient pas pour autant un entendant. Et malgré tous ses efforts pour attribuer une signification à ce chaos auditif, il n’en évince pas du même coup sa situation de sujet handicapé. « Même implanté, il reste sourd ». Un discours que l’on peut interroger en vue d’une particularité même de la pose d’implant cochléaire. Car à la différence d’une greffe d’organe par exemple, rien n’est retiré. Le sujet ne se retrouve pas amputé de cette part corporelle faisant médicalement de lui un sourd. S’il « reste sourd », n’est-ce pas alors parce qu’il garde cette cochlée défaillante, cet élément physique qui le définit comme non-entendant ? Il n’est alors pas négligeable de considérer la confusion qui peut éventuellement émaner de cette émergence d’un moi entendant aux côtés d’un moi sourd qui perdure. L’angoisse liée au clivage « j’ai l’impression d’être entendant mais je reste sourd », peut laisser place à un « je ne suis ni sourd, ni entendant ». Il peut être très délicat pour le sujet d’appréhender la construction de son identité dans un modèle ou dans un autre et de se sentir soit dans la troublante ambivalence d’« être dans les deux », soit au contraire dans un non lieu inédit : « être entre deux ». C’est peut être cette vérité subjective que David, 14 ans, tente d’élaborer en se déguisant en fille tandis qu’il se plaint de son implant qu’il ne veut soudainement plus porter. A travers la résonnance entre la dualité des deux mondes « sourd-entendant » et « masculin-féminin », David signifie ce lien entre l’acte de revêtir son corps de garçon de vêtements féminins, et la prise de conscience à l’époque charnière de l’adolescence qu’on lui a autrefois pourvu son corps de sourd, d’un appareil propre au monde entendant. Au cœur d’un afflux de fantasmes, c’est en effet la parole du sujet qu’il faudra distinguer des désirs de chacun : celui d’un couple parental souvent happé par l’illusion d’un enfant prochainement « comme les autres », celui des pédagogues pour qui l’implant sera préconisé en vu de tel ou tel apprentissage, celui de la médecine dont le discours signifie les incroyables visées scientifiques quant à la réparation du corps… Au-delà d’une bonne récupération auditive et de l’émergence du parlé tant espérés, se déploie alors la façon dont l’enfant construit cette place si singulière de « sujet sourd », oui… « mais implanté ».
Le dispositif médical salvateur : un tout étranger ?
Je poursuivrai maintenant ces questionnements sur le statut limite de telles technologies autour de l’oralité. C’est au sein d’un hôpital pédiatrique parisien que j’ai découvert les dispositifs d’assistance alimentaire et respiratoire, mis en place parfois très précocement dans le cadre de graves malformations. La vision de l’observateur est très vite happée par l’exposition des petits corps qui laissent entrevoir d’étranges zones d’intrication où la chair humaine se mêle au matériel médical. Certaines machines viennent bruyamment rythmer les cycles biologiques de ces corps qui envahissent eux aussi l’espace sonore par leurs toux et voix rauques qui s’élèvent en une sorte d’informe sonore. L’inanimé s’anime pour maintenir en vie par le biais d’une mécanique que l’on se représente d’emblée comme un tout étranger et intrusif. Si elles nous confrontent au premier abord à cet irreprésentable qui surgit au devant de la scène et vient mettre à mal nos capacités d’élaboration, ces technologies salvatrices ne doivent cependant pas occulter nos interrogations sur le parcours psychique du sujet effectué en parallèle d’un parcours médical souvent mis au premier plan. Comment apprend-il à composer avec le dispositif qui mécanise son corps ? Qu’a-t-il à nous en dire ? Car c’est bien d’une oralité certes intrusée précocement, mais cependant au cœur d’un processus de découverte, de construction et d’investissement progressif qui suit le temps de l’élaboration psychique, dont nous parlent certains de ces enfants. Pierre, 4 ans, porteur depuis son sixième mois d’une trachéotomie et d’une gastrostomie, un orifice créé artificiellement au niveau de l’estomac via lequel est distribué un liquide nutritif, suçote avec un grand plaisir les fils plastifiés dont il a besoin pour ses soins. A ma question « par où manges tu ? », le petit Pierre me montre très précisément l’orifice sur son ventre ainsi que les tuyaux et la poche nutritive à laquelle ils mènent. De ces objets étrangers à la limite entre intérieur et extérieur du corps, vivant et non vivant, animé et inanimé, Pierre en a fait un environnement de l’ordre du familier, telles des annexes corporelles. C’est cette vérité subjective qui nous est si étrangère que nous devons parfois accueillir. Car ce qui échappe aux propres représentations du clinicien peut s’inscrire à l’occasion d’une rencontre ou d’une séquence de jeu, du côté du figurable, de l’utilisable pour le sujet appareillé.
Enfant appareillé, parents … soignants ?
Dans le cas de certaines malformations, la trachéotomie peut succéder aux machines ventilatrices. Les parents concernés par ce nouvel appareillage sont formés médicalement aux gestes d’urgence ainsi qu’aux soins vitaux, comme le changement de canule ou l’aspiration des sécrétions qui peuvent la boucher. Aux côtés de la parentalité surgit alors une fonction soignante. Si ces nouvelles compétences peuvent faire l’objet d’un investissement important de la part d’un parent qui n’est plus le spectateur impuissant du handicap, le pouvoir sur la vie de l’enfant qu’elles confèrent questionne cependant ces nouvelles modalités relationnelles ainsi que la fantasmatique alors susceptible d’être éveillée. Car en prenant le relais des dispositifs d’intubations, c’est alors un parent tout présent et garant du souffle de vie, qui ne peut se permettre d’être défaillant à l’image de cette technologie qui maintenait jusque là son enfant en vie. Il est alors fondamental de faire accéder ces parents à une possibilité de se distinguer de ces machines dont ils se sentent la prolongation, d’accepter de se dérober ailleurs dans la relation sans que cela engage un risque vital.
De la limite entre les humains à la limite de l’Humain
La confrontation au sujet handicapé et son appareillage peuvent donner lieu à une absence du corps, ou plutôt à un corps rendu absent. Un corps dont la perception est parfois réellement entravée par l’arsenal mécanique, mais surtout la perception d’un corps face à laquelle on est tenté de se défendre afin de mettre à distance cette dérangeante réalité qu’il y a de l’humain au bout de ces tuyaux, de ces prothèses. Car ces technologies de plus en plus performantes font progressivement basculer la question de la limite entre les humains, que posait notamment les greffes, à celle de l’Humain. En incarnant la maîtrise du vivant, elles questionnent en effet indirectement l’énigme de la mortalité. L’être dont les fonctions sensorielles, motrices ou vitales se trouvent mécanisées, est alors porteur sur son corps d’un étrange paradoxe entre éléments biologiques vieillissants et éléments électroniques perdurant et réparables au besoin. C’est d’ailleurs l’objet de nombreuses interrogations de la part des parents d’enfants implantés : « faudra t-il le changer ? », « combien de temps ça va marcher ? », ou encore « quelle est sa durée de vie ? » nous demande un jour une maman au milieu des informations techniques, comme pour tenter de réintroduire du vivant dans toute cette histoire.
Les enfants que j’ai rencontrés lors de ces deux expériences cliniques ont témoigné à travers leurs jeux mais aussi leurs difficultés alimentaires, leur refus de porter un implant qui médicalement fonctionne bien, que de telles prises d’actes par la médecine sur le corps organique ne sont pas sans questionner l’engagement du corps pulsionnel lui aussi pris dans une telle rencontre avec le matériel réparateur, voir salvateur. Laissons-nous surprendre par le caractère intriguant de ces échanges lors desquels l’enfant handicapé au corps mécanisé, celui qu’on nomme trop rapidement le « traché » ou « l’implanté », se révèle au-delà de la machine comme sujet parlant et désirant.
Notes
- Freud, S. (1919), L’inquiétante étrangeté et autres essais, 1975, Paris, Gallimard, p. 215.
- Freud, S. (1895), « Esquisse d’une psychologie scientifique », in Naissance de la psychanalyse, 1956, Paris, PUF, p. 336.