Didier Anzieu vu par son jumeau imaginaire
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Didier Anzieu vu par son jumeau imaginaire

Si je m’autorise cette expression, c’est que Didier, un jour, m’avait confié : “Tu es mon jumeau imaginaire”. J’étais évidemment très flatté de ce baptême qui ne faisait que confirmer ce que j’avais ressenti au cours de nos échanges, lorsque nous avions tous les deux collaboré au Comité de Rédaction de la Nouvelle Revue de Psychanalyse et qu’il s’était trouvé un grand nombre de fois où nous étions d’accord sur les points les plus essentiels.

J’ai choisi aujourd’hui de parler, sans que je sache ce que Dominique Cupa allait dire du “testament spirituel”, puisque c’est ainsi qu’elle l’a qualifié, qu’a été le livre de Didier Le Penser, du Moi-peau au Moi-pensant.

La lecture de cet ouvrage m’avait enthousiasmé et je n’avais pas tardé à écrire à Didier l’admiration que je portais à cette tentative, dont je connaissais par ailleurs les points faibles. Mais enfin j’avais ouvert les vannes, laissant libre cours aux plus laudatives de mes pensées. Il m’avait répondu “tu exagères”. Alors, avec le temps, je me dis que le sentiment autocritique d’Anzieu était très développé. Peut-être avait-il raison en soulignant l’excès de mon admiration mais par ailleurs, je demeure encore aujourd’hui convaincu qu’il s’agit là d’un ouvrage tout à fait fondamental, qui est non seulement novateur mais porteur d’une pensée dont nous ferions bien de nous inspirer afin de sortir de nos ornières en psychanalyse.

Au moment où Didier a fait paraître son ouvrage, c’est-à-dire en 1994, je dirais que son thème était dans l’air. Par exemple, en 1973, avec J.-L. Donnet dans L’Enfant de ça, nous avions essayé d’introduire -ce qui était assez neuf dans la psychanalyse française- une théorie de la pensée. En outre, l’œuvre de Bion était de plus en plus connue, de plus en plus répandue, même si les traductions n’existaient pas encore, et cette œuvre semblait proposer -que certains me pardonnent- ce qui manquait à la pensée de Mélanie Klein.

Enfin, peu de temps après, paraissait une tentative qui me semble de même nature : La Nature humaine de Winnicott. Déjà nous avions eu, non pas véritablement une approche de la pensée, mais une autre manière d’aborder la théorie psychanalytique avec N. Abraham et M. Torok qui sont fréquemment cités dans le livre d’Anzieu par toutes les références faites à ce qu’il nomme la “topologie subjective” et qui se réfère au titre bien connu L’Ecorce et le Noyau de ces deux auteurs.

Il y avait donc un frémissement dans la psychanalyse mais le premier à saisir le problème à bras le corps et dans une démarche de pensée logique fut Didier Anzieu. Pourquoi dis-je qu’elle était logique ? C’est parce que, bien sûr, le Moi-peau, comme on vient de le rappeler, ouvrait des perspectives ; mais ce furent surtout les retombées du Moi-peau qui constituèrent l’incitation à un autre regard sur la métapsychologie. Ce fut d’une part le concept des enveloppes psychiques que l’on doit à Anzieu et d’autre part le problème des contenants de pensée. La théorie du contenant était au centre de la pensée de Bion mais elle fut remodelée par Anzieu.

Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un texte métapsychologique car si le mot est aujourd’hui presque obscène, il y a encore des gens qui osent l’employer et j’ai la faiblesse d’en être : il s’agit là d’une authentique métapsychologie d’aujourd’hui. L’information d’Anzieu est considérable, elle est pratiquement illimitée, rien de ce qui peut tomber sous son attention n’est négligé. Cela va de la phylogenèse à la philosophie la plus pointue et la plus classique. Il emprunte à Spinoza le raisonnement géométrique ; les références kantiennes sont centrales et les auteurs modernes ne sont pas négligés, puisqu’il y a un long passage consacré à la pensée de Lévi-Strauss. Mais avant tout, la référence majeure d’Anzieu, référence inscrite dans sa biographie et pas seulement dans sa pensée, c’est Pascal et Les deux infinis. Au point qu’il s’imagine même écrivant ce livre en dialoguant avec les messieurs de Port-Royal. Ce qui nous amène à réfléchir sur les racines -je ne dis pas les sources- de la pensée religieuse chez Anzieu et les nombreuses références qu’il fait dans le livre à la pensée mystique qu’il essaie de pénétrer selon un mode d’application psychanalytique.

Ne faisons pas trop vite d’Anzieu un psychologue. C’est du penser au travail que ce livre traitera. La pensée au travail pour Anzieu, c’est la séance, qui permet de regarder penser quelqu’un d’autre et de se regarder pensant à quelqu’un d’autre ; c’est aussi l’analyse des processus artistiques à laquelle il s’est livré sur lui ou à propos d’autres. C’est effectivement l’abord éloigné, distant de l’expérience mystique mais en tant que justement cette expérience mystique joue peut-être le rôle d’un prolongement de ce que Dominique Cupa dit du négatif.

La force et l’honnêteté, la brutalité même, dans la franchise d’Anzieu m’agréent profondément. Ainsi, dira-il, “on ne sait si la pensée se met au service de la vérité du désir ou de la résistance”. C’est là un point d’éthique psychanalytique. En effet, Anzieu va livrer 45 propositions et nous pourrons, à l’intérieur de ce corpus abondant, réfléchi, ordonné, procéder à certains coups de sonde pour mettre en lumière ce qu’il a, je crois, apporté de plus fort à notre discipline. C’est aussi, il faut le dire, un ouvrage inachevé, c’est bien pour ça qu’il n’avait pas tout à fait tort de me dire “tu exagères” et c’est bien pourquoi moi-même je l’ai comparé plus haut à d’autres ouvrages inachevés comme L’Abrégé de Freud, La Nature humaine de Winnicott, et l’on pourrait encore le comparer sans doute à d’autres ouvrages moins connus.

Quant à sa démarche, elle est fortement étayée ; c’est une démarche que je me permettrais d’appeler d’une façon approximative structuralo-génétique. Elle n’ignore pas les structures, elle n’ignore pas le point de vue génétique mais elle évite très soigneusement de noyer l’un dans l’autre. Les deux démarches vont de pair et elles permettent d’aboutir à des énoncés qui souvent apparaîtront comme des énoncés paradoxaux qu’on ne trouve chez aucun autre auteur de la psychanalyse contemporaine.

Une des idées de Didier Anzieu dont on ne parle pas parce qu’elle est trop compliquée, c’est ce qu’il appelle le “penser debout”, l’érection de la pensée qui reprend et prolonge l’érection du corps. On voit donc là qu’il s’agit de quelque chose qui représente le prolongement symbolique d’un imaginaire du corps ; le penser est un analogon de ce système formé par une peau souple et ferme et par une masse intermédiaire d’organes et de chairs enserrant un squelette souple et flexible.

Ceci n’est que la première citation pour essayer de vous convaincre de l’importance de ces divisions d’une topologie subjective où sont constamment opposées : d’une part, une problématique de la limite, d’autre part, une problématique de l’intériorité et enfin de quelque chose qui lui sert d’échafaudage dans ce squelette qui en forme le noyau dur. Alors pour sortir de l’aridité de ces concepts trop théoriques, voici ce qu’il en dit lui-même – car Anzieu écrit au fil de la plume, il a des formulations fulgurantes puis, lors de certains passages, il cherche à nous éclairer et là sa plume change, elle devient une plume dont on ne peut dire si elle est objective ou subjective, elle nous fait participer à une situation qui est pourtant décrite du dehors pour pouvoir mieux l’apercevoir du dedans : “Tout en pensant, je m’aperçois que je pense et donc que le penser fonctionne au dedans de moi, qu’il fait de moi un dedans ; je distingue des pensées qui me viennent de l’extérieur, de l’autre côté de la ligne verticale qui me sépare et qui réunit mon corps à celui ou celle qui le porte, de l’autre côté de la droite qui fait un chemin de crête entre le haut et le bas, entre monde intérieur et réalité externe, entre mon côté et l’autre côté, droite intermédiaire, transitionnelle, commune aux deux côtés et qui est ligne de soutien, surface de portage”. Il y a tant de choses dans une telle description que j’ai tenu à vous la donner en vrac pour avoir la possibilité d’y revenir et de la détailler.

De toute façon, ce qui fait la force de la pensée d’Anzieu et qu’il introduit de nouveau dans la psychanalyse, c’est que nous sortons, si jamais nous avions été tentés d’y entrer, d’une causalité linéaire. C’est une causalité qui exige de nous une gymnastique nouvelle, à laquelle nous ne sommes pas habitués, c’est-à-dire que c’est une topique des intersections, des emboîtements, de l’intériorisation, de la différenciation, opérant sur le mode d’une spirale interactive.

C’est son expression et une idée d’une grande fécondité, dont je partage absolument ce que je crois être sa vérité : “L’auteur du présent ouvrage s’élève avec force contre la tendance contemporaine à l’affadissement du sens du mot analogique, réduit à dénoter une vague ressemblance”. Il fallait du courage pour écrire cela à cette époque car nous étions en plein règne de la différence : les structuralistes, les linguistes, les anthropologues n’avaient que ce mot à la bouche et l’on occultait complètement le rôle structurant de l’analogie, c’est-à-dire que les formes qui s’engendraient elles-mêmes se reflétaient et en annonçaient d’autres qui avaient certaines propriétés communes ou certains aspects qu’il fallait considérer dans leurs rapports.

C’est ce que Freud disait quand il parlait de l’identité de perception et l’identité de pensée. Anzieu nous montre l’intérêt de considérer le système de correspondance entre métaphores, entre métaphore et concept, et entre concepts. C’est-à-dire qu’il y a là des niveaux à la fois de concrétisation et d’abstraction, d’abstractions qui peuvent être ou avoir des qualités de propriétés englobantes mais qui vont appeler la notion d’organisateur. Dans cette perspective, il va faire appel aux schèmes kantiens pour essayer de les définir.

J’en arrive maintenant à quelques énoncés sur le penser, qui nous montrent qu’Anzieu reste confronté à des paradoxes et qu’il est tout à fait sain de sa part de ne pas choisir, de nous laisser en présence des choix qui peuvent êtres différents selon les circonstances mais qu’il nous faut penser ensemble.

Je vais citer un ensemble de situations qui va permettre d’illustrer ce que je dis. “L’appui primordial du penser est fourni au petit enfant par la rencontre répétée avec un objet qui lui témoigne qu’il pense à lui, ou à propos de lui, objet qu’il internalise et qui devient le lieu psychique du penser”. Voilà qui est relativement simple, mais voilà aussi qui complique un peu les choses : par un côté le penser apprend à se dérouler, hors du cercle maternel qui l’entoure et l’enferme ! Tout en gardant lors du déroulement la forme féminine d’où il est issu, le penser par son autre côté ouvre le cercle, trace des axes, pénètre, tranche, divise, explore, prend du recul et de la hauteur, va de l’avant, et s’aligne.

Voyez donc là, toujours, la pensée d’Anzieu au milieu de la contradiction et qui s’efforce de tenir les deux bouts de la celle-ci. Il en arrivera à une formulation de grande profondeur, à laquelle il n’aurait pu parvenir du premier coup : “…penser en psychanalyse, c’est penser la réalité du fonctionnement mental d’autrui quand celui-ci ne fonctionne pas selon le principe de réalité…”. Je n’ai pas beaucoup entendu de choses de ce niveau-là, et c’est bien parce qu’il faut entrer dans sa démarche que l’on va là toucher à l’essence de ce qui anime la pensée d’Anzieu. Ainsi, il écrit : “Le penser se situe au terme d’un parcours fait d’emboîtements successifs, corps projeté dans sa surface, peau projetée dans le moi, moi projetant dans le monde ses interfaces, pensées récapitulant ses propres strates renvoyées par le monde et qui font retour sur lui. La peau fournit une enveloppe au corps, le moi fournit une peau au penser, le système est une peau que le penser fournit au monde.”

Ceci montre encore à quel point nous sommes au cœur des contradictions de la clinique. Sur le système lui-même, on peut dire qu’il porte la marque de son origine : le système est un corps, un corps de pensées, de normes, de règles interdépendantes. Alors cette idée première selon laquelle il faut d’abord prendre en considération l’élan phallique vers la verticalité s’articule peut-être avec ce que de mon côté j’ai essayé de décrire comme spécifique de l’analyse, à savoir la parole couchée. Je crois que dans la position d’Anzieu nous sommes obligés de considérer, comme lui-même le fait très souvent, ces formes d’alternances entre la parole couchée et la pensée debout parce que justement la parole couchée ne fait pas cesser la pensée, elle donne lieu à la naissance d’une autre pensée.

On sent constamment chez Anzieu la nécessité d’articuler quelque chose qui est l’expérience du corps et sa dimension opérative, l’expérience de la figurabilité à travers les inscriptions sur une limite et l’expérience d’une générativité dans le penser. C’est ainsi qu’il en arrive à distinguer un moi corporel, un moi psychique et un surmoi. Alors nous ne sommes pas au bout de nos peines car Le penser devient l’occasion d’un certain nombre d’énoncés paradoxaux.

Ainsi Anzieu dira-t-il tour à tour : “toute pensée est une pensée du corps” et “l’être humain pense d’abord avec les pensées d’autrui”. Il parlera de l’ubiquité des lieux d’origine d’où part la pensée mais il dira que “penser naît de l’absence de l’objet” et il ajoutera pour nous compliquer la tâche que “tout contenu psychique se prend pour contenu lui-même”. Là encore il nous propose une rencontre avec Bion, étant tous deux d’accord pour dire que “les pensées précèdent le penser ou la pensée” et la psychanalyse ne perdant jamais la centralité de son horizon : “toute pensée est conflictuelle, le penser est la partie de moi à son intersection avec l’esprit qui cherche à connaître l’objet.” Les pensées, l’esprit, le moi : nous ne sommes pas au bout de nos peines et c’est pourquoi la conclusion ne peut être que suspensive : “tout humain pense d’abord avec sa peau, la question est de savoir si c’est avec la sienne ou si c’est avec la peau d’un autre.”
En effet, la clinique nous apprend le rôle des interdits de penser et la fin du livre d’Anzieu est très émouvante car elle nous montre le sentiment de joie et d’émotion que peut éprouver un analyste lorsqu’il a le sentiment que son patient retrouve sa capacité de penser en fonctionnant sur le divan. Là encore, on a l’impression d’une jubilation pascalienne. Je vais poursuivre par une longue citation pour vous donner une idée suffisamment fidèle, suffisamment pertinente, et suffisamment complexe de la façon dont Anzieu pensait et de ce qu’il nous reste à penser après lui. “On peut ainsi esquisser une topique subjective qui est en position d’infrastructure par rapport à celle conçue par Freud : ça, moi, surmoi.” C’est ici que nous allons rentrer dans une démarche un peu compliquée. “Au départ, ou au centre, existerait un soi psychique primaire inné, non encore investi libidinalement, non encore structuré, mais doté des sentiments d’illimité et d’unicité (la contradiction devant être acceptée) (il représente le point limite de la régression dans la démarche mystique, ou créatrice, le paradoxe d’une origine elle-même sans origine). Puis viendrait un moi corporel, acquis au cours des expériences de plaisir, et surtout de douleur, et à l’occasion de l’investissement pulsionnel du développement sensori-moteur que le mystique désinvestit dans l’ascèse. Un moi psychique doté des sentiments d’identité et de continuité se différencierait à partir du soi psychique primaire sous la forme intermédiaire d’un Moi-peau, par l’intériorisation de la relation contenant-contenu avec la mère et l’environnement familial unis dans un même “appareil psychique”, pour reprendre l’expression de René Kaës (1976).” Il affirme que l’âme du mystique est “un soi secondaire acquis, qui fournirait le sentiment d’une unité du moi psychique et du moi corporel, le premier ayant sa résidence dans le second, et prendrait appui sur le sentiment de l’existence à sa périphérie d’un soi environnement absolu préexistant donateur de l’amour et de la parole et garant de la triple croyance qui peut alors se constituer chez le sujet devenu telle, en sa propre existence, en celle des autres, en celle du monde extérieur.” J’ai tenu à mentionner ce passage qui est quasiment conclusif de son livre pour montrer la profondeur des concepts auxquels s’est heurté Anzieu.
Je ne suis pas sûr pour ma part que si j’avais à écrire aujourd’hui quelque chose sur le sujet, je suivrais cette démarche génétique, parce qu’elle me semble trop aléatoire, comporter trop d’hypothèses, et en effet peut-être mettre hors de portée de vue ce qui est important : ses intériorisations, ses emboîtements, ses intersections qui créent de nouvelles entités et qui sont tantôt des entités sur lesquelles s’inscrivent des phénomènes de figurabilité et qui en même temps réfléchissent leurs inscriptions sur les formes du moi le plus au voisinage du corps.
Pour conclure, je rappellerai la proposition où Anzieu s’occupe du jugement et des causalités. En quelques lignes, il esquisse une description absolument saisissante de ce que l’on serait tenté d’appeler une relation primordiale -et qui je crois en est une-, où il s’agit de la position à l’égard des objets d’amour qui sont investis d’une façon tyrannique : “Je désire qu’il me désire, je le crois, je le veux, je le constate semblable à moi (…) ; s’il m’aime, il doit tout ressentir comme moi”. Et pourtant, les sentiments du sujet seront récusés par cet objet sur lequel on a jeté son dévolu. J’ai pensé appeler cela “la position paranoïde primordiale”. Cette position paranoïde primordiale est peut être une autre voie que celle choisie par Anzieu, et que j’aurai tendance à défendre. C’est à dire qu’il faut voir la spécificité, non seulement d’un abord anthropologique mais de ce que nous apprend l’expérience fondatrice du transfert. Il faut en outre voir que de toute manière, dans ces formes les plus élaborées, les plus raffinées, les plus déguisées, on aboutit à quelque chose qui a été assez bien décrit par Lacan et qui sont les structures du désir. Mais là où Lacan s’est trompé, c’est qu’il a pris le point d’arrivée pour point d’origine et ce que je rechercherai de mon côté, c’est le point d’origine qui nous permet d’arriver à ce point d’arrivée, ce qui je crois nous donnera une chance de moins nous leurrer, de moins nous tromper, à la fois sur nous-mêmes et sur les autres.

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Didier Anzieu et le Moi-Peau