La relation de soin est-elle soluble dans le néolibéralisme ?
Dossier

La relation de soin est-elle soluble dans le néolibéralisme ?

Par la publication le 1er juillet 2002 d’un manifeste intitulé Concurrence : un marché unique, acteurs pluriels. Pour de nouvelles règles du jeu, le Mouvement des entreprises de France -Medef- met bas le masque derrière lequel l’idéologie néolibérale se tenait en embuscade depuis la Libération. A l’affût de nouvelles terres à conquérir afin d’en faire des espaces commerciaux soumis à la loi du marché, le Medef a développé et peaufiné de longue date un ensemble de stratégies pour que l’économie dite sociale se dissolve sans laisser de traces dans le chaudron bouillonnant de l’économie de marché. Le sanitaire et social et le médicosocial doivent, à terme, se plier aux règles du jeu qui président à la guerre économique. Tel est le crédo1.

Pour réaliser ce tour de force -ou de passe-passe, c’est selon- il convient tout d’abord de faire table rase du passé : « Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage ». Pour les ténors décomplexés du néolibéralisme, il s’agit de démanteler le modèle social français établi au lendemain de la seconde guerre mondiale par le Conseil National de la Résistance2 au motif qu’il empêcherait la France de s’adapter aux nouvelles exigences internationales. Le modèle anglo-saxon en général et nord-américain en particulier est proposé comme solution de remplacement où la concurrence généralisée -jugée seul facteur de croissance- se substitue à la solidarité3. Exit la Sécurité Sociale au profit du secteur des assurances, adieu la retraite par répartition, bienvenue la capitalisation, extinction des services publics pour un tout-privé et, cerise sur le gâteau : grand retour de la charité. Le principe selon lequel chacun cotise en fonction de ses moyens et se trouve soigné en fonction de ses besoins cède la place -restriction budgétaire oblige-, chacun pourra bénéficier d’une offre de soin en fonction de ses revenus et de sa place dans la pyramide sociale.

Détruire le modèle français conduit en toute logique à tordre le cou au secteur social, lui-même né des décombres du second conflit mondial. Dans cette perspective, changer de modèle ne suffit pas car le monde associatif majoritairement aux manettes du médicosocial4, est très fortement mobilisé autour de valeurs incompatibles avec les lois du marché. Citons au premier chef les actions menées à but non lucratif. Dans un tel contexte, une offre publique d’achat n’est pas une option. C’est ici qu’interviennent les lois. Celle du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médicosociale par une réforme des lois de 1975 relatives aux institutions sociales et médicosociales, fixe de nouvelles règles. Là où les secondes sont muettes, la première entend en premier lieu renforcer les droits des « usagers ». Dignité, intégrité, vie privée, intimité, sécurité, confidentialité, droit à l’information, protections légales et contractuelles, conciliation, médiation sont largement plébiscités. « L’usager », notamment par le Conseil de la Vie Sociale ou le questionnaire de satisfaction, devient un partenaire actif dans la conception et la mise en œuvre de sa prise en charge, de son accompagnement. Ceux-ci se doivent d’être individualisés et de qualité, l’objectif agité telle une muleta étant l’autonomie et l’insertion. Livret d’accueil, charte des droits et libertés, règlement de fonctionnement, contrat de séjour, projet d’établissement sont désormais des documents censés garantir ces nouvelles dispositions. Sur cette base la loi promeut la rénovation de la gamme des établissements, « services » et interventions afin d’adapter au plus près « l’offre et la demande », cette dernière étant encore déguisée sous les oripeaux des « besoins ». Pour y parvenir, le législateur décline trois procédures de pilotage. La planification : censée créer un lien jusqu’alors inexistant entre les schémas départementaux, régionaux, nationaux et les financeurs. Les autorisations : subordonnées à l’existence d’un financement, elles sont attribuées pour 15 ans aux établissements chargés de répondre aux besoins déterminés par les schémas5. Enfin, l’évaluation et la qualité : par une auto-évaluation, les établissements devront évaluer la qualité des « prestations délivrées » et en communiquer les résultats tous les cinq ans à l’autorité compétente. Ils devront se soumettre à une évaluation externe tous les sept ans, dont les résultats détermineront le renouvellement des autorisations. Le législateur a également prévu tout un arsenal de contrôles et de sanctions des établissements, allant de la simple injonction à la fermeture définitive.

L’intention affichée en vitrine est de bon aloi : la loi de 2002 rappelle, précise et organise les droits et cherche à assurer leur accès effectif par une protection accrue de « l’usager » par la puissance publique, avec l’assurance d’un traitement adapté et efficace en vue de préparer la profession de foi de la loi n°2005-102 du 11 février 2005 : « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Qui peut contester un tel programme ? Pourtant, une visite attentive de l’arrière-boutique conduit à émettre un certain nombre de réserves. Cette loi suggère en creux que le médicosocial est une invention d’un autre âge. Si effectivement ce secteur souffre endémiquement de dysfonctionnements institutionnels essentiellement liés à « la Comédie Humaine », jusqu’à adopter des comportements très éloignés de ses principes fondateurs6 -faisant ainsi le lit des visées du Medef, les enjeux sont cruciaux et conduiront la société française à opérer des choix anthropologiques majeurs.

La loi de 2002 est un Cheval de Troie laissé sur la grève du secteur social par les Achéens du Medef7. Les guerriers terrés en ses flancs sont les mots destinés à ouvrir les portes de la citadelle et conduire à son saccage. Le patient devient un usager, le soin un service, les professionnels du secteur des prestataires. Les actions sont évaluées par les démarches qualité internes et externes, alors que nous savons désormais que « sous le prétexte d’amélioration de la qualité, le secteur concurrentiel cherche avant tout à accroître la rentabilité de la production, à diminuer les coûts financiers et au final augmenter les profits réalisés pour mieux se positionner face à la compétition du marché »8. Malgré le discours qui se veut rassurant de certains9, il n’en sera pas autrement dans ce qui est encore aujourd’hui le secteur social, si ce dernier tombe dans l’escarcelle du Medef. L’importation perverse du secteur marchand d’un discours et de pratiques qui lui sont propres vers le social n’a d’autre but que de corrompre ce dernier afin de mieux le faire disparaître corps et âme dans les eaux du commerce néolibéral. Ces opérations d’homogénéisation uniformisent et rendent comparable ce qui a priori ne l’est pas. Quel est le dessein ? Livrer une pizza ou procéder à un soin infirmier à domicile, une fois devenus équivalents en termes de marché, seront mesurés à la même aune : un service générant un profit que l’on pourra évaluer grâce à un questionnaire de satisfaction.

Quelles sont les forces idéologiques en présence ? D’un côté une pensée néolibérale psychotique10, nourrie à la sociologie d’Herbert Spencer11 et bercée par les divagations de Francis Galton12 -tous deux grands corrupteurs de la pensée de Charles Darwin13 -, obsédée par le profit où le soin devient un commerce comme un autre et l’être humain, réifié, une marchandise. Dans cette logique il ne s’agit pas de faire des personnes vulnérables – dont les personnes en situation de handicap sont une des figures – des citoyens à part entière mais des consommateurs dociles à la hauteur de leurs moyens de consommation, aussi modestes soient-ils. Il n’y a pas de petit profit. En ce sens l’inclusion serait « réussie » puisqu’ils rejoindraient ainsi le gros du peloton des moutons de Panurge que nous représentons pour les technocrates néolibéraux. De l’autre côté nous trouvons la pensée humaniste incarnée par Stéphane Hessel (2010), pour nommer ce dernier, où l’être humain ne peut en aucune manière être réduit à une machine qui tombe en panne et qu’il convient de réparer ou de recycler à bon compte tout en considérant sa subjectivité comme une variable impondérable à imputer sur la ligne budgétaire des pertes et profits.

Ce combat s’arc-boute sur une question fondamentale : l’homme est-il propriétaire de son corps14 ? A l’appui de la tradition lockéenne15 (1690), la pensée néolibérale anglo-saxonne répond par l’affirmative. De là, elle a défini un droit de disposer de son corps qui se trouve être une forte revendication des sociétés contemporaines. L’évolution des pratiques et des techniques médicales, génératrice d’un processus de réification du corps humain renforce cette option et ouvre grand la porte à sa commercialisation. La tradition française est tout autre. Du religieux16 au juridique17, de la philosophie à l’éthique, elle est hostile à l’idée d’un droit de propriété sur le corps. Sur cette question, les leçons kantiennes (1775-1780) sont sans ambiguïté : le corps indissociable de la personne, empêche de considérer le premier comme une chose dont on pourrait disposer tel un objet de transaction. Constitutif de nous-mêmes, le corps n’est pas une propriété. En France, avec le contrat social de Jean-Jacques Rousseau (1762) la notion d’appartenance des citoyens au corps social s’étend à la dimension organique du corps. Chaque citoyen est membre de l’État de droit, son corps, partie de son individualité, est en quelque sorte la responsabilité de tous18. Dans cet affrontement binaire, une troisième voix tente de tracer son chemin : comment penser le corps ni comme substrat de la personne ni comme chose ? Il s’agit ici de considérer le génome humain comme patrimoine commun de l’Humanité19 afin de le préserver pour les générations futures. Ainsi défini, on prémunit l’espèce humaine contre le risque d’une aliénation de ce qui la constitue en tant qu’espèce. Cette disposition rend les gènes inappropriables.

Enfin, on aurait grand tort de considérer la solidarité et la fraternité comme des utopies sentimentales dépassées. Dans une perspective authentiquement darwinienne, l’Évolution, en vertu de son effet réversif mis en lumière par Patrick Tort (1996), a sélectionné ces caractères car ils sont essentiels pour la survie de l’Humanité. Seul un esprit néolibéral, sec de cœur, l’œil rivé sur la courbe de son enrichissement personnel et persuadé d’une continuité simple entre la Nature et la Société des Hommes peut commettre un pareil crime, lourd de conséquences pour le devenir de l’Humanité. Si passer de la solidarité à la concurrence est une régression anthropologique en soit, le problème n’est pas tant le modèle anglo-saxon en tant que tel mais bien cet impérialisme qui consiste, sous le fallacieux prétexte de la mondialisation, à imposer sa greffe ou son implantation à marche forcée dans une société qui se fonde sur d’autres valeurs20. Dit en termes métapsychologiques21, le néolibéralisme n’est pas autre chose qu’une des nombreuses incarnations de la pulsion de mort en marche : le crack de 1929, associé à d’autres événements comme les séquelles de la « grande guerre », a généré le second conflit mondial dont certains ont tiré des leçons que d’autres souhaitent aujourd’hui passer à la trappe par cupidité et mépris de l’autre. Quid du crack de 2008 ? Il est grand temps de s’indigner et d’entrer en Résistance car c’est ici une des formes de la pulsion de vie, une des expressions de l’amour.

Notes

  1. Quels sont les arguments avancés : seule l’économie marchande est productrice de richesses. Par les subventions octroyées, les entreprises d’économie sociale concurrencent de manière déloyale les entreprises du secteur marchand. Le secteur privé lucratif participe également au lien social et à la redistribution des richesses. Il faut distinguer le volet caritatif de l’activité de prestation de services du secteur social. Cette dernière entre dans le secteur marchand. L’indigence de l’argumentation ne parvient pas à masquer l’intention : augmenter la sphère du profit au mépris de la Condition Humaine au sens de Robert F. Murphy (1986).
  2. Le CNR regroupe tous les partis anti-vichystes, des communistes aux gaullistes et se fixe comme tâche de bâtir un programme baptisé « les jours heureux » avec notamment la Sécurité Sociale, la retraite par répartition, la liberté de la presse et la nationalisation de certaines grandes entreprises dont les grandes banques. « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance […] le gouvernement s’y emploie ». Denis Kessler, ancien vice-président du Medef, 4 octobre 2007, cité en exergue par Porquet, Vallade et al.(2010, p. 5).
  3. Cf. Olivier Grim, 2009, 2010.
  4. C’est une des caractéristiques du secteur social avec un quasi monopole associatif dans le champ de l’aide à l’enfance : 70%, du handicap : 90% et de l’exclusion : 83%.
  5. Et non plus par les réalités du terrain.
  6. Cf. en 1997 le scandale de l’ARC dont le président avait détourné 300 millions de francs et en 2000 le scandale du CESAP où le président et un directeur adjoint avait détourné de 20 à 30 millions de francs.
  7. La promulgation de la loi en février 2002 et les déclarations du Medef en juillet de la même année ne doivent rien au hasard.
  8. Cf. Jacques Trémintin, 2001, p.5.
  9. L’Association Nationale des Centres Régionaux pour l’Enfance et l’Adolescence Inadaptée. ANCREAI. chargé depuis 1999 de construire les outils censés être conçus et contrôlés par les acteurs médico-sociaux et non pas imposés de l’extérieur selon les conceptions néolibérales, propose « de se distinguer des normes ISO étrangères à la culture du milieu socio-éducatif » mais dans le même temps parle « d’une amélioration constante des services rendus à l’usager » (cf. Jacques Trémintin op.cit.). On peut se poser ici la question du degré de complicité de cette officine avec le grand capital.
  10. La formule peut surprendre. Elle indique une idéologie folle où la santé devient un bien de consommation banal, et le malade comme le bien-portant des objets de transaction dont le trafic d’organes est la conséquence la plus abjecte.
  11. Cf. Daniel Becquemont et Laurent Mucchielli, 1998.
  12. Cf. Olivier Martin, 2008.
  13. Cf. Patrick Tort, 1997.
  14. Cf. Claire Crignon de Oliveira et Marie Gaille-Nikodimov, 2004.
  15. Pour John Locke, l’Homme dispose librement de son corps. Cependant, dans un présupposé théologique, il y met une limite. Le corps et la vie ont été octroyés à l’Homme par Dieu, seul propriétaire, in fine, du corps humain. Ainsi, l’Homme a le devoir de veiller à la conservation de son corps. La liberté d’en disposer n’est donc pas absolue et n’inclut pas le droit de l’aliéner et de le détruire comme on peut le faire d’un objet.
  16. L’être humain a en son corps une part sacrée dont il ne dispose pas : en dernier recours, le corps appartient à celui qui nous l’a donné : le Créateur. Le corps est la condition de la vie, la vie n’appartient pas à la personne humaine mais à Dieu, qui laisse vivre ou mourir.
  17. Avec l’article 1128 du Code Civil, seules les choses qui sont dans le commerce peuvent faire l’objet de conventions. Par déduction le corps n’est pas commercialisable ni contractualisable. De facto il ne peut pas faire l’objet d’un droit de propriété car par l’article 544 du même Code, ce droit implique celui d’user, d’aliéner et de détruire la chose que l’on possède. On ne peut considérer le corps comme objet de propriété car ce serait reconnaître à l’individu le droit d’abuser, d’aliéner et de détruire son corps. Or un contrat qui implique une aliénation de la personne est illicite selon le droit français.
  18. La Sécurité Sociale se fonde sur ce principe. En France, sang et organes ont le statut de res communis. Ils tombent dans le patrimoine commun de la nation. Faire un don de sang ou d’organes, ce n’est pas donner à la communauté un bien qui nous appartient mais le lui restituer.
  19. Déclaration sur le génome humain et les droits de l’Homme, ONU, 1988.
  20. On peut ainsi lire cette volonté idéologique et commerciale d’imposer depuis quelques années sous nos latitudes la fête d’Halloween.
  21. Cf. Sigmund Freud, 1938.
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Le handicap, un nouveau paradigme ?